Au son des rythmes et des battements de tambour, la
transe revient. Elle est la voix du corps et un message de vie, un don de la
nature. Elle a toujours accompagné l’Homme dans son labeur redonnant espoir et réveillant
son âme à un paradis oublié. Elle est Dionysos, ivresse et sauvagerie, elle est
transgression et retrouvailles. Elle est le corps qui s’oublie et se délivre,
elle est ce dialogue intime avec les dieux, paroles de sagesse ou vision
d’apocalypse. Elle est d’un autre temps lorsque la nature était tout et les
bocages, les rivières, les forêts, les montagnes, les sources et les
profondeurs de l’océan étaient encore habités d’au-delà. La Déesse aux
multiples visages était alors cette nature dont nous sommes façonnés et
l’Origine, le relatif et la Totalité, un temps circulaire et cyclique comme la spirale
de la transe. Elle était son porte-parole, ce possible retour, un
évanouissement libérateur ramenant l’enfant perdu, le héros fatigué, le
chercheur harassé de doutes à son giron régénérateur. C’était un temps décliné
au féminin où la vie était le principe créateur et la nature la grande
initiatrice, la loi divine.
La transe à la fois fascine et fait peur car elle nous évoque l’étranger et le primitif, la possession ou même la folie. Pourtant elle est un peu sur toutes les bouches s’aventurant dans notre quotidien avec les musiques qui déchirent la cohérence intérieure, les « rave party », la drogue bien sûr et, sur un autre versant, les recherches dans le domaine du transpersonnel sur les états modifiés de conscience. Nous vivons dans un monde anti transe où les réalisations du « moi » délimitent l’identité et départagent le normal du pathologique. La transe s’immisce donc aujourd’hui à l’endroit de nos déficiences en venant confronter nos certitudes et nos croyances. Elle nous rappelle à l’ordre et nous impose un vrai questionnement sur nos valeurs spirituelles et notre relation à la vie.
Mais qu’est-ce que la transe ? Le mot est un peu galvaudé englobant maintenant toutes les expériences altérant le champ de conscience et les perceptions du « moi ». La transe évoquée ici est avant tout une aventure corporelle, une exploration du lâcher prise, pas à pas, millimètre par millimètre, car nous sommes aujourd’hui construits dans l’autre sens. S’imposant comme une force irrépressible, elle prend le corps et l’assujettit à une traversée jusqu’à toucher l’extase, l’universel qui transcende toutes les réalités. Elle devient un acte de guérison donc en libérant les forces de vie et révélant le divin. On la retrouve encore aujourd’hui dans différents pays où a pu perdurer, d’une manière souvent travestie, la pratique des anciens cultes de la nature. Toujours ritualisée elle devient religion, politique ou médecine. Les techniques utilisées nous viennent d’enseignements millénaires, le souffle, la danse, la communion avec les forces de la nature, le rythme toujours le rythme ramenant le corps à sa danse, l’être à son mouvement originaire en écho aux mouvements de l’univers.
La transe est souvent associée à une prise de produit mais la recherche de l’hallucination visionnaire nous parle d’une autre démarche et d’un autre héritage. Quoiqu’il en soit dans l’ancien temps tous ces procédés étaient ritualisés et exécutés au nom de la communauté. Même encore aujourd’hui la démarche individuelle n’est pas reconnue et l’acte de guérison opéré pour une personne s’inscrit dans une dynamique collective. Les sociétés traditionnelles sont communautaires s’organisant autour du principe de vie et de survie à l’image de la nature elle-même. Ainsi elles ont quelque chose à nous apprendre dans cette différence même qui les rend étrangères car nous avons oublié, ou bafoué, la vie comme principe sacré. Nous nous abordons ces pratiques inévitablement dans une recherche de développement personnel et, lorsque la transe devient thérapie, elle ramène cette individualité à l’universel. La thérapie ouvre alors un espace psycho-spirituel où le « moi » n’est pas la finalité des préoccupations mais l’interprète d’un rêve à l’état de germe, celui de l’âme pour ce chemin de vie.
Pourquoi la transe, phénomène corporel spontané, à la portée de tout un chacun, a-t-elle toujours été associée au rituel ? Dans les sociétés traditionnelles, l’expérience de la transe, extraordinaire, transcendante, est installée dans un réseau très précis d’explications et de croyances délimitant le monde de l’au-delà. Aucune confusion n‘est alors possible entre cette dimension verticale et le monde très horizontal de notre réalité de tous les jours. Désacraliser l’expérience de la transe revient à effacer les étoiles du firmament. Elle cesse alors d’être un enseignement, un repère pour une évolution de l’âme et ternit les joies toutes simples de la vie pour s’installer en shoot ou addiction. La mana des dieux est toujours double, elle possède ou délivre, offre la transcendance ou la folie. La transe en tant que processus psycho thérapeutique pose le même dilemme amenant à cette intersection permettant d’explorer, encore et encore, l’autre côté du miroir. Tous ces personnages construits pour la bienséance semblent alors si peu de choses, les attachements, les obsessions. La nécessité qui s’impose est la vie, une vie à vivre, un corps à vivre. Le « moi » est donc mis à rude épreuve et se défend. Rigidités, peurs, croyances luttent contre cette force de vie qui emporte et bouscule. Le diaphragme se rebelle, un chemin se dessine entre vomissement et ouverture, entre épuisement et extase, entre raison et l’extraordinaire qui permet au guerrier de la « Sun dance « de s’accrocher sans douleur à l’arbre sacré de la vie[1]. La transe nait d’un sacrifice, celui du « moi » ; elle transporte et exalte, mais au retour c’est à lui que reviendra la tâche de construire une nouvelle cohérence. Ainsi au fil de ces expériences, apparaît un monde nouveau balisé par des valeurs spirituelles personnelles.
La Déesse, bannie du monde judéo-chrétien, s’est enfuie. Nous ne nous tournons plus vers Elle pour guérir nos maux et nous préférons les remèdes et la raison plutôt que de nous offrir à la transe. Le corps est soumis. La nature sauvage, celle qui n’a jamais connu la loi des Hommes, n’existe presque plus. A nous d’oser ces retrouvailles avec la puissance régénératrice de la vie, les forces telluriques de la nature car Elle sommeille en chacun de nous, attendant son heure pour révéler à nouveau la joie d’être vivant.
[1] Sun Dance :
Rituel amérindien, littéralement « danse du soleil » réunissant
autrefois plusieurs tribus et qui avait sans doute aussi une visée politique.
Le rituel, transformé par le mélange des cultures, se pratique encore
aujourd’hui et est ouvert un peu à tout le monde. Le rituel dure au minimum
trois jours, sans manger et parfois sans boire, et sans s’arrêter. Les
participants dansent autour d’un arbre représentant la Vie et la Création. Une
foule énorme accompagne. Parfois certaines personnes entrent dans la danse
spontanément. A moment donné le danseur décide de « s’accrocher »,
c'est-à-dire de se planter des gros crochets dans la poitrine qui le relient
par une corde à l’arbre. Pendant et après la transe il ne sent aucune douleur
et n’aura par la suite que de légères cicatrices. Le danseur entre alors en
communion totale avec l’univers et l’arbre devient la voie de transcendance le
reliant au Tout. Traditionnellement ce rituel avait une signification
initiatique profonde et les petites marques sur la poitrine témoignaient de cet
accomplissement.