Article Synodies 2010, forum du GRETT
Quand la Nature devient le thérapeute Du culte des Orixas à la révérence à la Vie
La nature est à la fois la grande aventure et notre vérité la plus profonde. Nécessité, tribulations ou extase, nous pensons cheminer , en vérité nous ne faisons que la cheminer. A partir de cette réconciliation nous pouvons ouvrir ce livre sacré et vivre, tout simplement vivre, en harmonie avec sa magie et ses enseignements. La nature aujourd’hui est devenue une référence, mais en fait de qui parlons-nous ?
L’axe de notre réflexion est avant tout la transe. Nous y faisons référence aujourd’hui assez facilement dès qu’il est question d’un changement d’état de conscience. Elle évoque une transition, une traversée. Étymologiquement au moyen âge elle renvoyait à l’agonie de la mort. En tous cas elle suggère le passage d’un état à un autre, une transformation exigeant finalement de mourir à quelque chose. Quand nous parlons ici de transe, nous faisons référence exclusivement au corps en transe, à un phénomène corporel inné, a culturel, survenant parfois de manière inattendue mais particulièrement lorsque le corps est soumis à une épreuve sollicitant la réponse, parfois urgente, des forces de transcendance. La plupart des rituels utilisant la transe sont réservés à des initiés car ce point de rupture ne peut être exploré que méthodiquement exigeant à priori toujours l’entrave de certaines fonctions basiques de survie telle que manger, boire, dormir, le besoin de relation et de sexualité etc. Les grands mystiques sont allés parfois très loin dans cette recherche d’ascèse et certaines traditions imposent aux fidèles des atteintes physiques et des épreuves réellement dangereuses.
Dans ses prémices la transe corporelle émergeant du dedans est presque une crise épileptique, abréaction et décharge émotionnelle, dépossédant l’être de ses personnages et attachements. On dit que le corps parle, mais de quoi parle-t-il ? D’une libération profonde de tous les jeux de la personnalité jusqu’à l’ouverture totale qui devient ce point zéro de dépersonnalisation, point de rupture aussi labile que le mercure, point d’ouverture à tous les possibles d’une régénérescence venant chanter le projet de l’âme. Le corps parle alors de ce qu’il est devenu, de comment les valeurs collectives, l’éducation, l’ont façonné, modelé en une structure identitaire. Il raconte une histoire, son histoire et révèle par défaut en quelque sorte les limites, ou les illusions, d’un « je » forgé dans l’expérience émotionnelle. Au travers de cette épreuve du lâcher prise , la transe fait apparaître chaque construction comme une souffrance alors que nous érigeons en accomplissement cette cristallisation musculaire, énergétique, structurelle du « moi », héros soit disant victorieux des vicissitudes périlleuses de l’instinct.
La transe serait donc à la fois un potentiel inné, naturel, à la portée de chacun d’entre nous, un don de la Nature puisqu’avant tout corporelle, une force inouïe faisant voler en éclat la structure du « moi », la fluidifiant, la travaillant jusqu’à remettre tout en question, un enseignement fondamental de ce qu’est la vie et surtout la Vie en nous. La transe est l'esprit de Dionysos, régénérescence et jaillissement, sève de la Vie, nous ramenant à ce potentiel fulgurant, illimité, de la Nature[1]. Libération, résurrection…y aurait-il un état de santé à priori, un état de transcendance pouvant nous servir de guide mieux que n’importe quel enseignement de guru ? L’idéal du moi, concept tellement important pour la psychanalyse, pourrait être à l’intérieur finalement, ce chemin vertical d’une évolution de la conscience. Nous sommes nos croyances, mais celles-ci ne sont qu’un effort d’organisation de l’illimité de la Vie, un aménagement temporaire configurant le filtre de la conscience.
Toutes les traditions chamaniques rendent culte à la Nature comme mère de toutes choses mais plus fondamentalement encore elles perçoivent la Nature comme une cause, une origine, une Vérité auquel l’Homme est irrémédiablement soumis. Dans ce contexte tout déséquilibre devient l’expression d’une rupture avec cet ordre universel, la Nature, cohérence ou intelligence dont la manifestation la plus évidente est la nature elle-même. Comprendre son courroux, élucider ses désirs se transforment alors en prières, danses sacrées, sacrifices et révérence…Nous ne fonctionnons pas comme ça. Le culte de psyché nous définit depuis bien des siècles, ainsi que cette question du « qui suis-je » inscrite déjà sur le linteau du temple de Delphes. Nous ne laissons pas à un Dieu ou à une Déesse l’explication de nos difficultés, nous sommes fils et filles de la raison philosophique.
Les enjeux du libre arbitre, les valeurs collectives qui ont fait naître cette affirmation « je pense donc je suis » ne sont pas mis en évidence dans les cultures chamaniques. La santé ou la maladie s’expliquent par un état d’harmonie avec une intention qui est celle de la Nature, une concordance parfaite installant une dimension d’immédiateté avec le plan spirituel[2]. La notion d’identité n’est pas basée sur l’affirmation d’une autonomie mais signifiée par une appartenance, révélation d’un projet inscrit dans une dimension universelle. De cette communion et compréhension de la Nature, ses lois, ses exigences et ses promesses émerge une philosophie faisant de cette connexion une religion, des forces de la nature, des dieux et des déesses, et de la vie sur terre un cadeau, dans une participation mystique avec Elle. L’incarnation est alors tout sauf une faute, honorant ainsi cette aventure de la matière qui fait de nous éventuellement des alchimistes capables de transmuter le plomb en or, la souffrance en sagesse
Au Brésil, dans les moments de grand rituel des traditions afro-brésiliennes, ou pendant le carnaval à Bahia, on dit que les Dieux viennent marcher parmi les Hommes. Grâce à une pratique de la transe déclenchée par l’invocation celle-là, les médiums des différents temples ou « terreiros » incorporent les forces de la Nature, les Orixas, forces universelles de la Création. Les médiums dansent chevauchés par des puissances énergétiques et leurs danses sont à la fois eux-mêmes et l’universel. Toute la communauté vient saluer une incorporation d’Ogum[3] ou d’Oxossi[4], les fidèles offrent leurs offrandes à la mer en demandant la protection de Iemanja[5]. Ayant conclus tout un parcourt pour atteindre la transparence nécessaire à cette communication, les médiums initiés offrent ainsi à tous une reliance de quelques instants.
Il faut être rentré à l’intérieur pour comprendre que ces cultes sont monothéistes. Les anciennes traditions animistes l’étaient peut-être aussi. Ici, la Création ne peut être que la nature avec une grand « N », cette intelligence, cette cause de la vie, le manifesté, le tangible et éphémère de la matière, expression d’un principe lumineux et transcendant, la Vie en tant qu’origine, vibrante et active au travers de nous et de tous les éléments de la nature dans notre monde relatif et fragmenté. La transe, la danse en transe est un passeur, l’opportunité d’une reconnexion à la spirale énergétique de la Vie, à l’intérieur de laquelle l’Homme peut se retrouver et se reconnaître, mouvement à l’état pur, dynamique et évolutif… danse de l’essence, parfaite, purifiée, harmonieuse, vibration et rien d’autre tant la transe est profonde, une transe sans conscience, une danse de l’essence.
« Au commencement, Eurynomé, déesse de Toutes Choses, émergea nue du Chaos mais elle ne trouva rien de consistant où poser ses pieds, c’est pourquoi elle sépara la mer d’avec le ciel et, solitaire, dansa sur les vagues. En dansant, elle se dirigea vers le Sud et le vent agité sur son passage devint quelque chose de nouveau et de différent : elle pourrait ainsi faire œuvre de création. Poursuivant son chemin de sa démarche onduleuse, elle s’empara de ce vent du Nord, le frotta entre ses mains et voilà qu’apparut le grand serpent Ophion. Eurynomé dansait pour se réchauffer, elle dansait, sauvage et frénétique, devant Ophion et celui-ci, lentement, envahi de désir, s’enroula autour de ses membres divins et s’unit à elle… »[6]
La Vie est avant tout mouvement, la transe une possibilité de n’être que mouvement, pulsation, vibration, ondulation…relégués peut-être à l’inconscience, à l’interdit, réduits à un filet mais présent tout de même, serpent lové dans le corps, excitant, tourmentant, source d’insatisfaction, d’agitation, voire de dépression, mais porteur de rénovation, d’aspiration, de rêves. La pleine conscience dans la transe nous offre la faculté de voir dans le détachement, mais aussi de sentir et de revenir à une impulsion fondamentale. Cette poussée est ressentie le plus souvent seulement lorsqu’elle est contrecarrée, au travers de la souffrance et la pathologie. Nous nous perdons dans l’effort surhumain de nager à contre courant. Le lâcher prise est une grande initiation, une inversion, une porte ouverte sur une autre dimension de soi en accord avec la vraie mission de l’âme, notre propre guérison. Sommes-nous réellement en train de vivre notre vie, ou sommes-nous imbriqués dans un virtuel artificiel fait d’idéaux et de bien séance ? Comment est notre relation au mouvement perpétuel de la vie ? D’où vient notre libido ? En quoi s’ancre-t-elle ? Est-elle Vie ou artifice ?
Être mouvement Être pulsation Être sa danse, son mouvement Être dans Lumière de la Vie, Unité, Totalité
La Vie est avant tout mouvement, une force émergeant de l’insubstantiel pour revenir à l’insubstantiel. A moment donné, une in-substance originelle, que nous pouvons appeler Lumière pour rester général, devient concentration énergétique créant à la fois une puissance inouïe, la polarité, et le vide absolu. De cette situation inattendue, que nombres de religions ont tenté d’expliquer, est apparu l’infinité des univers, l’infinité des êtres vivants en rotation dynamique autour d’un même principe, la Vie. Shakti l’inépuisable, Eurynomé…Dionysos, Elegbara, chaos et origine d’un potentiel infini de régénérescence et de créativité, la Nature mère de toutes choses, ne cessent de donner naissance à la biodiversité des différences. La Vie est avant tout mouvement, l’insubstantiel d’un Feu originel, puissance et libido, qui devient Terre, un monde, une réalité en transformation, un corps, voués à la décomposition pour subsister en émotion et conscience et pour finalement n’être que l’insubstantiel d’une Lumière, inspiration et clair voyance, présageant la nécessité d’un autre cycle, d’un autre projet de l’âme.
Quelle est notre vraie relation à cette Loi incontournable de la matière ? Quelle connaissance avons-nous de ce Feu originel qui nous maintient vivant ? Sommes-nous enchevêtrés dans les excitations sans fin d’une société de consommation, ou parasite du Feu de quelqu’un d’autre ? Quelle facilité avons-nous à vivre et accepter les Lois de la Terre, transformation et interaction dynamique des différences ? Quelle est la qualité de nos Eaux ? Sont-elles stagnantes, souterraines, emprisonnées dans l’immobilité du refoulement et des deuils non fait ? Sont-elles chargées d’alluvions et d’expériences de vie, régénératrices et initiatrices ? Qu’avons-nous fait des enseignements récoltés sur notre chemin ? Que connaissons-nous de nos propres valeurs spirituelles ? Comment tenons-nous la barre de notre navire ? Comment définissons-nous le cap ?
Lorsque la Nature devient la thérapeute, elle nous offre un retour, une reconnexion à l’essentiel d’un mouvement qui est avant tout la Vie, au-delà des croyances, des philosophies, des identités et des mirages. Elle nous ouvre à une expérience de l’essence à l’endroit du germe, du projet de l’âme, là où Anankè[7] vient chuchoter à la conscience les secrets de notre vraie nécessité.
Osons faire de la Nature notre livre sacré, communier avec les rivières, les forêts, le océans mais aussi les volcans et le feu du centre de la terre pour se régénérer auprès d’eux et boire à cet enseignement. La Nature offre sans ambages l’illimité de la transcendance. A partir de cette expérience de la Totalité, l’Homme peut, grâce à son libre arbitre, ré organiser son monde. Chaque culture offre bien sûr son interprétation face à la plus grande de nos préoccupation « comment y arriver dans la vie de tous les jours alors que nous sommes ballotés par la perte, le manque, la frustration ». La nature est devenue aujourd’hui un label de marketing et un nouveau paradigme, une dernière chance. Mais elle reste asservie à nos fantasmes et nos besoins, extérieurement et intérieurement. Avons-nous réellement renoncé à l’espoir d’une maîtrise, à la possession ? Oserions-nous lâcher prise à la Nature sauvage, répondre à l’appel de Dionysos dans la montagne au son de ses sistres et ses tambourins ? De ce rituel aujourd’hui, il ne nous reste que le vin…ou la transe !
Le fléau de la dépendance, les troubles du comportement alimentaire, l’alcool, la drogue, les médicaments et les psychotropes, témoignent d’un mal être profond. L’Homme, désabusé, malmené, s’enivre d’absence et parfois d’extase en quête d’un autrement. La différence entre la fuite et la recherche authentique se joue au moment du retour lorsque l’Homme se décide à travailler sa terre et changer son monde. La transe est un passeur, la Nature une vérité fondamentale de la vie à la portée de tous. L’engouement actuel pour le chamanisme expose une soif d’expériences. Le chemin de la nature révèle l’être à lui-même, ses déséquilibres, ses désaccords, son exil, mais sans discours. La psychologie transpersonnelle nous fait cheminer au fil du rasoir entre tradition et thérapie à la recherche d’une guérison qui serait à nouveau psycho-spirituelle.
La Nature des cultures animistes était la Déesse elle-même, mère de toutes choses mais aux multiples visages, promouvant la vie, la mort, la santé, la maladie, la justice, l’injustice, créatrice et destructrice dans son infinie prodigalité. Reléguée à l’abysse d’une absence, nous revenons à elle, aveugles et affamés et réclamons son retour des profondeurs de nous-mêmes. L’apport des syncrétismes, au Brésil entre les cultes traditionnels et l’influence chrétienne, aux États-Unis, entre l’héritage amérindien et la main mise d’une philosophie occidentale, ré actualisent le Grand Mariage entre Dieu et Déesse au nom de la Vie.
« « Évohé ! » répondit l’assemblée enthousiaste groupée sur les marches du sanctuaire. Et le cri de Dionysos, l’appel sacré à la renaissance, à la vie roula dans la vallée, répété par mille poitrine : « Évohé » »
Les quatre lettres sacrées, prononcées comme suit : Iod – Hê, Vau, Hê, représentaient Dieu dans sa fusion éternelle avec la Nature…Orphée divinement épris de l’Eternel-Féminin, de la Nature, la glorifie au nom de Dieu
Édouard Schuré, Les Grands Initiés
[1] La majuscule est ici utilisée pour différencier la plan de la cause et des effets [2] Cette aspiration à l’immédiateté avec le plan spirituel est comparable sans doute à la foi chrétienne du moyen âge et existe sans doute dans toutes les pratiques religieuses. Mais la plupart des grandes spiritualités aujourd’hui ne donnent pas cette place à la Nature. [3] Ogum Orixa est la force universelle de mouvement [4] Oxossi Orixa est la force universelle de régénération et révélation [5] Iemanja Orixa est la force universelle de fertilité et renaissance [6] Les mythes grecs de Robert Graves [7] Anankè, ou la Grande Parque, était pour les anciens grecs une divinité, la Nécessité avec un « N » majuscule ou le Destin. Elle était une, se métamorphosant en trois, ses trois filles : les Parques, Clotho la fileuse, Lachésis le sort, Atopos l’inévitable.