Le « moi » en question
Extrait de chapitre
publié par la revue HOZHO N°5 hiver 2011 - 2012
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« …on rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter. »
Jean de La Fontaine
Le phénomène de la transe est en lui-même très mystérieux. Sous-tendue à priori par des pratiques religieuses spécifiques, l’expérience en elle-même, avant tout sensitive et corporelle, reste le témoin « a culturel » d’un processus de transcendance reliant l’Homme à une universalité. Manifestation spontanée ou fruit de la pratique exigeante et difficile d’un groupe d’initiés, ces instants d’extraordinaire ont certainement permis d’élaborer les valeurs spirituelles et philosophiques façonnant notre aventure humaine depuis des millénaires. La transe est multiforme et éclectique étant avant tout un don inné chez l’Homme, un mystère du corps et de la nature. Fascination ou nécessité, l’étude de la transe a suscité un intérêt en dehors des contextes rituels et ethnologiques et elle s’est immiscée peu à peu dans différentes approches psychologiques soulignant l’importance de l’ouverture énergétique extatique. Le moment de rupture libérant l’expression pleine d’une énergie régénératrice fait alors apparaître la structure du « moi » comme un organisme déficient et limité. Quel que soit le cadre de travail la transe est un passage, une charnière entre différents plans, différentes réalités. Tout comme le chaos qu’elle initie, elle révolutionne l’ordre établi ouvrant à un infini immatériel encore. Le corps en transe soumis à ce choc doit en intégrer l’impact et il reviendra au « moi » l’élaboration d’une mise en sens au sein d’un système socioculturel donné.
La transe est un peu comme une grande marée. Elle vient, envahit, dissout, engloutit, revitalise, et s’en va laissant libre-court à un autre état, un autre processus. Le rivage est le même et pourtant totalement différent. La réhabilitation du « moi » après la transe, la qualité de cette reconstruction, décideront de la folie ou de la santé psychique, de la destruction ou de la régénérescence. Ainsi l’accompagnement du retour est une phase essentielle de la thérapie, peut-être la plus essentielle puisque la cure ici se fonde sur l’importance des mots. S. Freud a beaucoup utilisé la transe hypnotique pour excaver les secrets de l’inconscient. L’exploration consciente de cet état de « non moi » est une nouvelle clef permettant un ré aménagement de la structure corporelle et psychique. Elle nous permet aussi de déchiffrer comment la transe peut devenir une pathologie au regard des difficultés imposées au « moi ». Tout comme le scaphandrier doit connaître les paramètres pour remonter, pratiquer la transe exige des connaissances, un accompagnement sûr, mais aussi un cadre posant des objectifs clairs. Une meilleure santé du « moi » est forcément l’enjeu principal. La fascination qu’exercent les profondeurs est telle que seul un ancrage sain dans le goût de la vie, peut inciter au retour. Dans le film « le Grand Bleu » de Luc Besson, le héros se détourne de son amie enceinte pour conquérir en apnée les eaux silencieuses des grands fonds, là où son père était mort avant lui. Ainsi la thérapie peut être amenée à guérir là où le plongeur ne souhaite pas remonter. Elle doit accompagner tout le processus de transformation visant à ramener dans la vie de tous les jours l’enthousiasme, la liberté, le plaisir si évidents dans la transe. Les états pathologiques de dédoublement ou d’identification aux contenus rencontrés dans la transe, amenant parfois jusqu’au délire, se cristallisent autour des facteurs de dépression, des deuils non faits, des carences, d’une difficulté à être dans sa vie, dans son corps. Quoiqu’il en soit, raconter, être entendu sont des facteurs essentiels. Oser un au-delà suggère la possibilité de rapporter quelque chose, une vision, un extraordinaire, ne pouvant être confirmés que par l’importance que le groupe leur attribue. La réinsertion demeure un enjeu important pour pouvoir se reconnaître sensé, le fou, lui, étant un être en souffrance emmuré dans ses perceptions. Cassandre, prêtresse d’Apollon et prophétesse, avait été condamnée par lui à la pire des exclusions, celle d’entendre et de voir sans être jamais crue. En définitive, un écart nécessaire doit être maintenu entre un « là-bas » de la transe et un « ici » du « moi ». Les rituels des anciennes traditions établissent clairement cette différence grâce au contexte symbolique. Les interprétations vont donc garantir une saine dichotomie. Si le « moi » reste dans la confusion et implante les différents contenus rencontrés pendant la transe dans une fonction identitaire, il ne pourra alors que disparaître en tant que « moi » et laisser de plus en plus de place à un état délirant.
Sandra s’élance mais très vite se débat. La peur de la chute l’oblige à continuer de tourner, tourner. Dans sa vie de tous les jours elle bataille aussi pour ne jamais faillir. Pour l’instant la force centrifuge reste à la périphérie, puis elle fait un faux pas, tombe, et d’un coup la transe l’emporte. Elle se retrouve à terre, se traînant à quatre pattes poursuivie par un danger innommable. Le diaphragme se bloque, elle vomit. Allongée dans un coin de la pièce, halètements, vibrations corporelles vont peu à peu lui permettre de décharger. Mais la transe continue son travail d’ouverture. Le cœur est touché, elle qui n’a jamais pleuré devant personne se voit secouée de sanglots incoercibles. Son corps s’émeut de partout et peu à peu sa douleur s’inverse en une prière. Elle tend les mains vers le plafond se sentant aspirée vers le haut dans une lumière dorée où elle voit apparaître la Vierge dont elle ressent l’amour infini jusque dans sa chair. Au moment du partage en fin de séance, ses premiers mots ont été très simples : « Ce n’est pas ma faute si maman a été malade ». La vision de la Vierge de Sandra pourrait se transformer en délire mystique. Tous les ingrédients sont présents. Mais l’objectif d’une thérapie est de maintenir la différenciation des plans de manière à permettre au « moi » d’exister. Certaines thérapies transpersonnelles mettent un tel accent sur les découvertes en état modifié de conscience qu’elles favorisent sans doute un désinvestissement de la fonction du « moi ». L’espace de « non moi » ne peut que suggérer l’inspiration nécessaire à un réajustement. Le « moi » doit faire un travail d’intégration mais aussi de digestion. Notre petite réalité de tous les jours est l’échiquier sur lequel nous projetons qui nous sommes. Le besoin de s’accaparer le vécu de la transe pour asseoir une identité ne fait que masquer les vrais enjeux. La transe donne accès à de nouvelles références émergeant d’une intériorité inexpliquée, elle offre une expansion et une guérison au-delà des pires traumatismes, à condition de rester une mise en mouvement.
La montée de la Kundalini, puissance lovée dans le sacrum, cultivée dans une certaine forme de yoga, est décrite comme un instant d’extase et de Totalité. Pourtant une clinique a été ouverte aux États-Unis pour traiter les états psychotiques résultant d’expériences spontanées ou mal gérées. Un travail pas à pas est alors nécessaire pour stabiliser l’énergie en réinstallant la polarité perturbée. La vie circule dans le corps grâce à l’interaction de deux pôles distincts et nécessairement séparés, celui du chakra[1] racine Muladhara et celui du chakra coronal Sahashrara au sommet de la tête. Pour rasseoir la cohérence fonctionnelle du « moi », l’énergie doit être amenée à redescendre dans le chakra racine, le coccyx, ré écartant les deux polarités entre lesquelles circule la vie, un peu comme la distance nécessaire entre le + et le – d’une pile. L’état de fragmentation du « moi » est alors abordé en le délivrant des identifications archétypiques intrusives et en reconstruisant pas à pas une différenciation des plans. Le Kundalini yoga est une voie spirituelle d’ascèse ouvrant à la transcendance et une communion avec le divin. La discipline rigoureuse exigée pour cette pratique, l’enseignement spirituel correspondant, apportent habituellement l’encadrement nécessaire faisant du retour une voie d’évolution. Lorsque l’énergie de la Kundalini, souvent symbolisée comme un labyrinthe, va rejoindre le haut du crâne, elle offre l’illumination grâce à la disparition de la polarité énergétique. Le « moi », notre petite réalité affective, s’évanouissent, mais quelquefois sans rétablissement possible. En France aussi aujourd’hui, des centres se créent pour gérer ces crises dites « spirituelles » ailleurs qu’en hôpital psychiatrique. Notre société paie cher sa soif d’absolu et son mépris pour les mystères du chakra racine, temple de Dionysos. Les techniques corporelles développées dans les années 50, comme la bioénergie par exemple, ont mis elles aussi l’accent sur l’enracinement, la nécessité de descendre dans le corps pour récupérer la totale jouissance de nos facultés. Les états maniaques post transe, ou les crises d’angoisse aigues, sont un peu du même ordre que les déséquilibres provoqués par les montées intempestives de la Kundalini. Ils témoignent de l’impossibilité du « moi » à gérer l’expansion énergétique. L’euphorie est en plus tout aussi illusoire qu’addictive renforçant le plus souvent un cycle déjà installé en bipolarité pathologique. La possibilité d’aborder une phase dépressive est alors d’une importance cruciale. L’état d’ouverture de la transe, la lumière, le merveilleux, révèlent immanquablement les éléments d’ombre et de dépression constitutifs des difficultés du « moi ». Ce choc en retour n’est pas obligatoire, mais démontre à quel point l’accompagnement, l’encadrement, sont essentiels. La transe ne peut être qu’une porte. Par conséquent, le processus d’intégration a presque plus d’importance en thérapie que le voyage lui-même.
La folie de tout temps a été plus ou moins mêlée aux dieux. Certaines traditions considéraient les fous comme marqués par les dieux, auréolés de cette parole sans filtre qui dit ce qui ne se dit pas et voit ce qui n’est pas. La psychiatrie est née lorsque la folie a été désacralisée et la psychologie s’empresse aujourd’hui de réfuter toute allusion au spirituel. Mais honorée ou non la folie est une terrible souffrance pour la personne elle-même et pour l’entourage. Ainsi elle nous questionne et nous pousse en avant. L’aliénation, en fait, serait plutôt du côté d’un non à la transe et de cette terrible immobilité fixant la psyché dans une problématique compensatoire sans qu’aucun lâcher prise ne soit possible, aucun mouvement, aucun deuil, aucun souffle, aucun mot permettant de reconstruire un horizon. Pour qu’un système, quel qu’il soit, évolue et se remette en mouvement, il faut, à moment donné, qu’advienne une déstabilisation. L’impact énergétique de la transe est un moment « électrochoc ». La déstructuration est parfois une opportunité, mais comme le torrent s’échappant du barrage et cherchant sa route, les effets peuvent être imprévisibles, innovateurs et parfois aussi dévastateurs. L’utilisation d’électrochocs en psychiatrie, ou du « pack[2] », de la « cure de sommeil », vise aussi à casser un système mais n’offre pas à priori la régénérescence apportée par la transe. En Afrique, au Brésil, aux Indes, pour ne citer que ces pays-là, elle reste avant tout une expérience religieuse entourée de croyances très spécifiques, mais elle s’impose aussi comme un acte de guérison. L’exploration systématique des états de « non moi » ouvre sans aucun doute de nouvelles perspectives pour soigner la psychose, les états-limites et la dépendance. Dr S. Grof a basé ses premières recherches sur l’impact des états modifiés de conscience sous L.S.D. avec des patients psychotiques. Il a donné à ces expériences une valeur de réparation et de révélation. La transe utilisée comme outil thérapeutique ouvre d’abord à un questionnement et ensuite à tout un possible. Clairement les voyages de l’esprit ne sont alors pas redoutés et jugulés mais entendus comme une échappée nécessaire, une folie qui a quelque chose à dire.
[1] Chakra : Arthur AVALON, La
puissance du serpent, Dervy-Livres, p 107
…Chakra, que l’on peut
définir sommairement comme des centres subtils d’opération, dans le corps, des
Shakti ou Puissances des divers Tattva ou Principes qui constituent les
enveloppes corporelles…Une description des Chakra implique, en premier lieu, un
exposé de l’anatomie et de la physiologie occidentales des systèmes nerveux
central et sympathique ; ensuite, un exposé de la conception tantrique du
système nerveux et des Chakra ; et enfin les correspondances, dans la
mesure où on peut les établir, entre les deux systèmes du point de vue de
l’anatomie et de la physiologie, car le reste est généralement propre à
l’occultisme tantrique.
[2] Pack - ou packing : note
de l’auteur
Technique de soins développée en milieu
psychiatrique et introduite en France vers 1960 par le psychiatre américain
Michael Woodbury. Le malade nu ou peu habillé est enveloppé dans des linges humides
quelques fois même froid. Le saisissement brutal permet un retour au corps, aux
sensations et limites corporelles arrachant ainsi le patient à son monde
angoissant. L’accent est mis aussi sur l’accompagnement et l’écoute, les mots
retrouvés au moment du retour étant de la plus grande importance. Références à consulter dans les écrits
de Gisela Pankow et Didier Anzieu.