Suicide, acte de désespoir ou crise initiatique

 Depuis hier, depuis aujourd’hui, on parle beaucoup du suicide mais finalement on n’a pas beaucoup parlé de la souffrance. Et tout à l’heure il m’est venu l’image du nouveau-né qui, quand il vient à la vie, quand il sort du ventre de la mère, crie, et sans doute ce premier cri, cette première bouffée d’air dans les poumons, fait mal. Alors peut-être pouvons-nous dire que ce premier cri, qui sans doute fait mal, est en même temps un hymne à la Vie comme toute souffrance peut être une porte vers un renouveau de la Vie.

 Le suicide n’est jamais un acte insolite, jamais un acte inattendu, c’est une histoire, une histoire de famille. En dehors de l’acte physique de se tuer il y a bien d’autres actes meurtriers comme par exemple la disparition, la disparition dans la folie, une maladie grave, l’errance sociale et l’autodestruction. Donc un suicide, un meurtre, peut prendre plusieurs formes et cette destruction peut être quotidienne, subtile et insidieuse ou alors radicale et concrète. Mais c’est toujours l’histoire d’une famille, l’histoire d’un meurtre qui se perpétue de génération en génération et qui trouve finalement un exutoire à ce moment là, à ce moment là dans le temps, dans le temps d’une famille, dans le temps d’une vie, et dans le temps d’une filiation.

 Je travaille depuis une vingtaine d’année avec des personnes souffrant de dépendance et la dépendance est toujours une destruction se perpétuant sur la pensée, la vie, l’âme offrant en échange, chose curieuse, un petit bout d’illusion, un petit bout de « paradis ». Les personnes souffrant de dépendance sont aux prises avec de terribles forces de destruction. L’envie de mourir est là partout, tout le temps, masquée par le produit, le cycle des crises, la fuite.

 Beaucoup passent à l’acte quelquefois de manière répétitive. Pour moi la tentative de suicide est la même chose qu’un suicide. Peut-être essayons-nous de nous rassurer face à cet impensable, l’envie de détruire sa vie. Mais beaucoup choisissent de passer de l’autre côté du fantasme, faisant ainsi l’expérience de cet instant où l’acte de tuer, de se tuer, est agi. Le fantasme devient alors « passage à l’acte », ces personnes choisissant de mourir pour trouver une porte de sortie. Je trouverais ça dommage, au niveau de la trace, de disqualifier leur acte sous prétexte, curieuse parole, qu’il « n’est pas réussi ». Donc j’ose espérer que nous apprendrons tous, dans ce congrès, à mieux écouter ces personnes qui font des « tentatives de suicide », pour que justement la prochaine fois elles ne « réussissent » pas.

 Mon parcours personnel a été façonné par ce travail avec les personnes dépendantes et aussi par la nécessité personnelle de guérir. Au cours de ce chemin, long, j’ai commencé comme beaucoup par une psychanalyse. Mais c’est en revenant au corps, grâce à la thérapie à médiation corporelle, que j’ai pu aller en profondeur dans un authentique travail de reconstruction. Puis j’ai rencontré la transe et l’expérience des changements d’états de conscience et je n’ai pu que faire évoluer, au fil de ces expériences, ma théorie sur la guérison psychique.

 La dépendance nous soumet à un terrible paradoxe. En effet la dépendance à un produit, à la boulimie, a ceci de particulier qu’elle offre pour quelques instants un « goût de paradis » tout en perpétuant une destruction sur la Vie. C’est une parole curieuse n’est-ce pas, un « goût de paradis » ? Se pourrait-il que le paradis soit une sensation, quelque chose qu’on peut fabriquer artificiellement, comme ça ? Quel sens donner à ce paradis si on peut se le procurer avec un produit ? Au niveau du collectif, mais aussi ici même dans ce congrès, nous offrons beaucoup de solutions pour trouver le « bonheur » et professons du même coup beaucoup de définitions du « bonheur » ou du « paradis ». Ainsi par cette profusion même de réponses nous faisons disparaître l’éventualité qu’il s’agisse d’un cheminement personnel intérieur et, disons le, spirituel.

 Quand une personne dépendante fuit dans son petit bout de « paradis », c’est déjà l’expression d’un désespoir énorme. Elle a renoncé à trouver ce paradis à l’intérieur d’elle-même et dans l’expérience de la Vie, elle préfère l’illusion même au prix de la destruction. Comment en est-elle arrivée là ? Que peut-elle raconter de sa propre destruction ?

 Une patiente, on va l’appeler Emilie, vit avec une seringue dans son tiroir depuis l’age de 10 ans. Elle imagine que si elle l’utilisait en s’injectant de l’air dans une artère elle pourrait mourir immédiatement et sans souffrance. Avoir cette seringue dans le tiroir lui permet de se convaincre de tenir encore un peu, de supporter sa vie encore un peu. J’ai entendu ce fantasme bien des fois. Moi-même j’y ai eu recours. En quelque sorte on se dit : « bon c’est parce que je peux me tuer, que je vais me tuer, que je peux tenir encore un petit peu dans cette vie ». Ca aussi c’est un drôle de paradoxe, continuer à subir l’insupportable, à ne pas changer, soi-même tout d’abord et la vie qu’on mène, grâce à cet ultime recours qu’on se garde sous le coude au cas où, à ce meurtre qu’on se garde en réserve et qui nous donne l’illusion de contrôler quelque chose.

 Comment en arrive-t-on à une telle incohérence, à un tel sentiment d’impasse ? Quels sont les pactes qui nous lient et qui nous empêchent d’aborder le changement, la perte, avec un minimum de liberté. Quelles destructions fondamentales nous amènent à une telle souffrance ?

 Une autre personne dit : « moi j’y pense souvent mais je n’ai pas le courage de me tuer ». Le courage ? Elle imagine en effet le suicide comme un acte de courage parce qu’elle pense qu’elle ne mérite que de mourir. Elle vit donc avec ça. Au bout d’un certain temps de thérapie elle va inverser les choses et voir l’acte suicidaire non plus comme un courage mais comme une lâcheté. Un changement de conscience a eu lieu. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est–ce qui a changé en elle et qui lui a permis de voir cet acte, autrefois considéré courageux, comme de la lâcheté ? Qu’est-ce qui lui permettra peut-être, plusieurs années après, de parler de la Vie avec gratitude ? Ses références ont changé, ses valeurs, l’image qu’elle a d’elle-même bien sûr, mais surtout la relation qu’elle a au goût de la Vie, référence souvent manquante chez de nombreuses personnes.

 Nous sommes nombreux à souffrir n’est ce pas de ce qu’on pourrait appeler une dépression chronique, une tristesse chronique. C’est peut être ce qui fait que chacun d’entre nous ici cherche, cherche sans relâche, pour ne trouver souvent que des réponses intellectuelles, des solutions éphémères. Mais on cherche tous quelque chose qui viendrait guérir, qui viendrait apaiser une tristesse fondamentale, un manque de relation au goût de la Vie.

 Le goût de la Vie ne peut s’entretenir qu’à travers le plaisir, car on investit forcément ce qui nous satisfait. Mais il y a plusieurs degrés à la satisfaction. La Vie n’est-elle pas perceptible avant tout au travers d’un cycle ? D’abord la tension du besoin, une tension vers quelque chose, la rencontre du plaisir à vivre ce quelque chose et l’apaisement finalement d’où va émerger d’une nouvelle sensation de manque un autre rêve, une autre tension et ainsi de suite.

 L’apaisement est une question finalement très compliquée, d’autant plus compliquée qu’il nous est tout à fait personnel et en vient à définir ce qui, en nous, est tout à fait unique. Les personnes qui prennent de la drogue sont à la recherche du plaisir ; elles le consomment, argumentent même le bien fondé de cette consommation, mais ne trouvent pas d’apaisement, jamais. Elles vont de plaisir en plaisir, d’illusion en illusion, prisonnières d’une nécessité de stimulations qui les emporte dans une spirale, leur faisant même oublier la destruction qu’elles s’infligent au travers de ces plaisirs.

 L’apaisement met en jeu deux forces, l’une horizontale et l’autre verticale. La dynamique horizontale est une tension vers la manifestation et l’interaction, la dynamique verticale est représentée par l’être dans sa recherche d’évolution et de Totalité, on pourrait dire qu’il s’agit de la spiritualité de la personne, l’âme, ce avec quoi la personne naît, ses propres valeurs spirituelles.

 La personne, l’enfant, ne va trouver réellement de l’apaisement que s’il y a un accord suffisant entre ce qu’il rencontre et ce qu’il est. Au fur et à mesure que l’enfant grandit, il aura besoin de construire petit à petit les chemins de l’apaisement au travers de sa relation à la satisfaction. Finalement il rencontre ses propres valeurs au travers de l’expérience de la Vie,  l’expérience de ce qui est bon pour lui, au sens d’apaisement, de comment la vie est bonne. Ce goût de la Vie ne vient pas seulement du plaisir mais d’autre chose plus profond et plus personnel sollicitant un apaisement de l’être dans son entier. Cet endroit intérieur très précis, la reconnaissance intime de celui-ci, permet à la personne de tenir sur ses deux pieds, de dire « je veux », « je peux décider par rapport à moi-même ».

 Ainsi ce « moi-même » deviendra un chemin de vie tiré en avant par le goût de vivre. La certitude que la vie est bonne est un atout naturel de l’enfance, une spiritualité innée, à moins d’avoir rencontré la violence et la destruction. Et ça peut être tout simplement ce noir de l’amertume des parents sans être nécessairement des coups, même si souvent il s’agit aussi de cela.

 Certaines choses nous sont essentielles et deviennent sacrées. Pour l’alcoolique c’est sa boisson. Et de quoi s’agit-il pour chacun d’entre nous ? Sommes-nous réellement en contact avec un sacré qui peut nous servir de guide, nous appartenant vraiment, et qui correspond à l’aspiration fondamentale de notre être ?  Bien sûr on peut faire entrer le sacré par l’extérieur, on peut se créer des maîtres parce qu’on les juge valables. Mais finalement si le sacré ne s’est pas construit millimètre par millimètre à l’endroit où les personnes ont pris goût à être, où elles ont rencontré leurs propres valeurs, leur propre façon de manifester leur spiritualité, si ce sacré ne correspond pas à une dimension plus profonde rencontrée au moment de l’apaisement, alors quelque chose se détruit irrémédiablement, ou fonctionne de manière distordue.

 Irrémédiablement je ne l’espère pas. En tout cas j’ai fondé mes recherches sur la conviction intime que ça n’est pas irrémédiable. Mais, il y aura une fracture, ce que j’appelle une fracture psychique. Les fractures psychiques existent. Ca peut être des fractures fonctionnelles, il peut y avoir par exemple une fracture à l’endroit de la fonction maternelle, il peut y avoir une fracture à l'endroit de l’agressivité, agressivité au sens grec, c’est à dire la faculté de prendre, d’aller chercher, d’aller trouver ce qui est nécessaire pour soi. Ces fractures psychiques peuvent en outre être bien masquées par un moi qui fonctionne, apparemment normalement. Mais la fracture est là comme un abcès à l’intérieur, quelque chose de cassé.

 L’être finalement est bien fait et ne suit pas tout à fait l’exigence de nos chimères et de nos boîtes à solutions. Tant que cette fracture existe, une tristesse fondamentale va le pousser à chercher à guérir de quelque chose dont il n’a même pas conscience. L’âme, la dimension spirituelle de l’être, offre une pré conscience de l’intégrité poussant vers un chemin évolutif naturel dans l’aspiration à la Totalité. Pourtant certaines personnes n’y croient plus du tout à cette histoire, elles n’ont plus du tout d’espoir, elles vont jusqu’à vouloir en finir ou alors elles s’enivrent de compensations, et nous retrouvons là la dépendance.

 Donc ces fractures psychiques sont faites de cassures fonctionnelles de base qui peuvent être complètement masquées. Et un jour quelqu’un qui a « tout pour être heureux » se jette par la fenêtre. On se dit « mais comment, je ne comprends pas ! », « il avait tout », « je ne comprends pas ». C’est arrivé comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. On parle alors de pathologie maniaco-dépressive, on explique…En fait il y avait cette fracture à l’intérieur, il y avait cette tristesse, la personne a tenu le coup jusqu’à n’en plus pouvoir espérant dans le dédale de toutes les réponses qu’on lui avait fournies trouver ce bonheur promis et l’apaisement.

 Même ici, j’entends encore parler cette tristesse, à l’endroit de la désespérance. La vie est un chemin, elle nous confronte à pas mal de remises en questions, le temps déjà, le vieillissement, l’évolution nécessaire. Le moi va-t-il être suffisamment fort et suffisamment construit pour faire face à ce chemin de vie? Le moi est-il suffisamment ancré dans le goût de vivre pour que ce tohu bohu de la vie même, de cette évolution à travers la vie, ne le désorganise pas complètement ? Et puis il y a ce qui peut nous arriver, les accidents de parcours, la vie qui peut être difficile à droite, à gauche, etc. Le moi est-il suffisamment fort ? C’est à dire a-t-il la capacité de se remettre en question, de mourir pour renaître ? Et qu’est-ce qui va tenir derrière le moi, le tenir dans une direction juste face à ces différentes remises en question naturelles de la vie ? Seule la dimension verticale de l’être, le projet de l’âme, peut apporter au travers d’une dynamique de mouvement une trajectoire porteuse de sens. Mais combien d’entre nous sont profondément en contact avec cet endroit guide, ce projet de l’âme ?

 Ainsi d’un côté nous avons le moi, qui dirige les choses apparemment, et de l’autre la dynamique verticale porteuse d’une autre dimension de la Conscience, apportant du sens, un au-delà du moi qu’on ne peut pas percevoir comme ça car il transparaît à l’endroit de l’inattendu, à l’endroit justement où plus rien n’est organisé, quand quelque chose doit se manifester pour sauver la Vie, pour ramener la Vie. C’est ce qui fait que l’être peut guérir, à l’endroit même où le moi se désorganise et ainsi évolue.

 On reconnaît très facilement une fracture psychique en thérapie car on sent qu’on est à un endroit d’insoutenable. A cet endroit là il y a toujours un vortex émotionnel énorme qui fait que la personne ne peut aller ni à droite, ni à gauche, ni en avant, ni en arrière. Le temps est arrêté, la personne ne peut pas penser, elle est dans un piège atroce comme une impasse émotionnelle de laquelle elle ne va pouvoir sortir qu’en allant chercher les mots, millimètre par millimètre. Ces mots du sauvetage vont parler toute une souffrance donnant corps à une vérité personnelle, et du même coup au « je ». Même au creux de cette tourmente émotionnelle le pire sans doute est l’impasse de l’être incapable d’advenir spirituellement. Et vous savez, le manque n’est jamais la cause essentielle des fractures psychiques, mais oui toujours l’emprise, le non-sens, l’incohérence, les doubles liens, une chose qui tire dans un sens, qui tire dans un autre, qui tue la faculté de penser par soi-même.

 C’est extraordinaire de voir quelqu’un qui recommence à penser par lui-même. Moi, je ferais trois fois le tour de la terre pour en être témoin, voir quelqu’un qui avait perdu la faculté de penser se remettre à penser est comme un miracle de la Vie, comme lorsque une petite fleur repousse sur un champ de bataille, ou après une bombe atomique. La Vie est là tapie à l’intérieur, à disposition. On ne peut la contacter parfois qu’au prix d’une mort. Peut-être le suicide est-il un grand théâtre où s’exprime finalement cette nécessité ?. Mais alors nous devons jouer cet acte jusqu’au bout et accepter de dire que chaque tentative de suicide est une mort. Peut-être le suicide est-il un recourt à la mort pour qu’advienne la Vie, ou alors un recourt au meurtre dans un monde où le symbolique n’a plus sa place ?

 L’endroit de la fracture va être révélée par un évènement, une situation, et l’insoutenable va faire surface forçant la personne au passage à l’acte, à la tentative de suicide, « réussie » ou pas. Cet acte meurtrier vient pour essayer de désaliéner quelque chose, pour essayer de casser quelque chose. Toutes ces émotions agissent comme une possession et la mise en acte devient le théâtre de quelque chose qu’il faut dire absolument, mais qui ne peut pas se dire parce qu’il n’y a plus de mots, parce qu’il n’y a pas le droit d’avoir des mots. L’émotionnel prend le dessus. L’acte meurtrier vient là pour désaliéner, pour déposséder, pour qu’enfin quelque chose de ce système soit cassé.

 Alors, comment faire face à ce magma d’émotions et même comment soulever ici cette question des émotions. En effet, dès qu’on arrive dans le monde de la recherche spirituelle, on a l’impression que les émotions sont les mauvais objets et appartiennent au mauvais garçon ou à la mauvaise petite fille. Moi je travaille avec l’émotion, grâce aux techniques corporelles. Les émotions sont pour moi la matière première, celle en plus qui n’édulcore pas, ne maquille pas et qu’on ne peut raisonner. Par exemple, avec les personnes qui souffrent de dépendance, présentant forcément des clivages intérieurs énormes, les émotions deviennent la planche de salut garant d’une authenticité qui va peu à peu permettre à la personne de revenir, et d’accepter même, sa réalité.

 Quand on fonctionne avec la petite névrose de tous les jours on peut sans doute raisonner les émotions, on peut les discipliner, on peut faire avec. Mais les personnes qui vont jusqu’au suicide, ou même qui, sans aller jusqu’à l’acte, sont possédées par une destruction quotidienne comme la boulimie, ont besoin de leurs émotions pour comprendre et surtout se comprendre. En effet, ce vortex émotionnel détient forcément une vérité, une nécessité pour la Vie, une exigence de l’âme.

 Les émotions c’est avant tout de l’énergie, une énergie chaotique appelant à un travail de Conscience. Ainsi, chacune d’entre elles nous pousse vers un chemin d’évolution. Ne devons-nous pas descendre dans la matière pour oser espérer à une réelle transformation en Lumière ? Si on va tirer ce fil petit à petit, si on va chercher jusqu’au bout une émotion qui peut être la jalousie, la tristesse, derrière apparaît une vérité profonde pour la personne. On reconnaît ce moment car il s’accompagne forcément de soulagement. Cette vérité profonde a bien sûr une dimension horizontale, ayant à voir avec le passé, l’enfance, la violence et les difficultés subies dans l’enfance. La jalousie, par exemple, est peut-être liée à un sentiment d’injustice. Donc tout un travail de conscience va être nécessaire, non seulement pour mettre des mots, mais aussi pour permettre un deuil et un lâcher prise.

 Mais là j’entends « comment je fais pour lâcher prise ? » « comment je fais pour accepter le deuil ? ».  Beaucoup de personnes souffrent et se retrouvent dans l’impasse à cause d’une impossibilité à faire le deuil. Et cette impossibilité finalement peut être la clef du problème, comme si la fonction de deuil en elle-même était inopérante.  On pourrait dire que ces personnes n’ont pas les moyens de perdre, d’accepter la perte, ni quelque fois même de supporter que la perte soit une éventualité.  Et comment en sont-elles arrivées là ? Le deuil est une fonction naturelle, innée, liée intrinsèquement à la force de l’instinct et à l’ancrage dans goût de la Vie. La vie bien entendu, étant énergie et donc impermanence, est une succession de pertes. La fonction de deuil disparaît si on n’est pas complètement incorporé de cette sensation du goût de la Vie, de cette force de renaissance inhérente à la Vie.

 Le travail psychologique est une dynamique horizontale, il ouvre à des prises de conscience nécessaires sur son histoire et permet de retrouver les mots libérateurs au travers de l’émotion. Mais l’émotion nous amène aussi un peu plus loin, là où l’être plus profondément cherche à transmettre sa nécessité. Je parlais de jalousie tout à l’heure. Peut-être cette jalousie renvoie à une difficulté à trouver sa place, au sein de la famille, dans la vie, à cause des injustices subies. Mais peut-être est-elle le symptôme d’un manque plus profond, le sentiment de ne pas vivre fondamentalement ce qui est à soi. Nous percevons tous confusément ce qui est juste, et surtout ce qui est juste pour nous, ce qui nous appartient. Nous vivrons la souffrance de l’exil tant que nous n’aurons pas retrouvé cette accord entre le monde que nous créons pour nous-mêmes, l’horizontal, et l’aspiration de l’être, la verticale. Rencontrer cet accord, le vivre pleinement, manifester le projet de l’âme peut être un chemin de vie et si l’émotion nous informe sur la nature de ce chemin alors elle peut devenir aussi une porte nécessaire.

 Toute souffrance nous informe d’un déséquilibre, d’un manque de conscience. Une émotion répétitive, une douleur infranchissable, nous montre la nature du champ que nous avons à cultiver. Par exemple, une personne peut en revenir toujours à cette histoire de la place, souffrant de ses propres luttes qui n’aboutissent finalement jamais à l’apaisement. Au-delà de son combat, au-delà des injustices sans doute réelles, cette personne peut être profondément liée à la nécessité de vivre le mouvement, l’éphémère, la présence de l’instant.  Sa lutte inutile finalement pour trouver sa place ne sera que le symptôme contradictoire d’un appel de l’âme pour changer de niveau de conscience.

 L’émotion peut être un chemin à suivre, un fil à tirer, mais si elle devient une fin en soi elle se transformera en impasse car l’objectif finalement ne peut être que la Conscience, la possibilité de relier le moi à un processus d’évolution de la Conscience. C’est à dire qu’on peut aussi se faire posséder par l’émotion, c’est de l’énergie après tout. Qui va décider finalement de l’action juste face à telle ou telle émotion ? La thérapie émotionnelle a un travers lorsqu’elle n’intègre pas la dimension spirituelle de l’être : l’identification à l’émotion. On se retrouve alors à tourner en rond dans la décharge émotionnelle sans trouver la porte de sortie de l’apaisement.

 L’apaisement et le soulagement, provoqué par une décharge émotionnelle par exemple, sont deux choses différentes. L’apaisement exige de la part du moi un lâcher prise, un deuil, permettant la distanciation. Mais pour que cela soit possible, le moi a besoin d’être profondément relié à une dimension plus profonde, l’aspiration verticale, là où la valeurs spirituelles de l’être pourraient diriger le cheminement et donner un autre sens à la vie que la réalisation horizontale, un autre sens à la souffrance que la résolution dans l’horizontal. Peut-être est-ce à cet endroit là que nous sommes dans l’errance, à l’endroit de cette déconnexion avec les valeurs spirituelles que nous possédons ? Trop souvent nous les cherchons à l’extérieur alors que nos rencontres, fortuites, ne font finalement que révéler ce qui nous appartient déjà.

 L’action juste pour moi, ou l’action juste pour vous, pour chacun d’entre nous, est différente parce qu’elle est liée justement à l’apaisement. L’apaisement, pourrait être le point central, le point de jonction, entre la verticale et l’horizontale. Il n’y a que vous qui puissiez évaluer la valeur de telle ou telle action par rapport à telle émotion, par rapport à tel vécu. Il n’y a que vous que allez ressentir ou non cet apaisement, la qualité de cet apaisement. On peut dire que cet apaisement là serait la manifestation, l’expression de la synthèse de toutes vos valeurs intérieures, de toutes vos valeurs spirituelles. Sans doute exprime-t-il aussi le bien être trouvé dans un accord entre l’action, l’expression, et une mission de l’âme qui forcément nous est cachée car elle nous dépasse. On ne peut que la pressentir justement à ces moments là.

 Quand on travaille avec les changements d’état de conscience, on inverse l’histoire du conscient et de l’inconscient. L’état de veille normal est ce que nous appelons communément aujourd’hui le conscient avec en opposition l’inconscient, champ d’exploration privilégié de la psychanalyse. Dans le changement d’état de conscience, ou dans un état de transe, c’est inversé, le moi-conscient devient inconscient et l’inconscient devient conscient ouvrant du même coup à d’autres plans de l’inconscient. On voit autrement, une autre Conscience surgit. Au fur et à mesure de ces rencontres avec d’autres plans de conscience, on pourrait dire un autre « je » se crée, mais il s’agit plutôt de l’accès à une dimension autre et à une synthèse de l’expérience spirituelle qui nous est propre, nos valeurs spirituelles. Ainsi le moi va décider de l’action juste face à cette émotion avec une autre conscience, il est relié à une autre dimension de la Conscience, à un processus d’évolution.

 Si on revient à l’acte du suicide, la violence émotionnelle est telle qu’il faut agir. La personne imagine sans doute que cet acte posé au niveau du manifesté va solutionner l’impasse psychique et spirituelle dans laquelle elle se trouve. On est loin bien sûr de l’action juste.

 Lorsqu’une personne a retrouvé, après souvent un long travail sur elle-même, la sensation de l’action juste, cela signifie qu’elle a reconstruit la maîtrise d’elle-même et repris la direction de sa vie. On est loin de la nécessité d’un passage à l’acte, loin aussi des solutions et des conseils, des « il faut » pouvant être distribués avec bienveillance. On n’aide pas quelqu’un en lui expliquant ce qu’il faut faire, ni même ce qui lui ferait du bien ; on n’aide pas quelqu’un en l’étourdissant de ses propres choix et de sa propre vision des choses, mais en l’accompagnant pas à pas dans le chemin difficile qui lui permettra de redécouvrir l’apaisement.

 Mais voilà, parfois, et j’en suis désolée, l’action juste est d’aller dire à papa et à maman qu’ils sont vraiment casse-pieds ou qu’ils vous ont fait du mal ou que c’était injuste ou que c’était dégueulasse. Quand je vois quelqu’un au bord d’une falaise se disant « ça serait mieux de sauter que de devoir faire tout le chemin de retour» je me dis que ce n’est pas si grave s’il doit aller emmerder un peu ses parents. En premier lieu un suicide est toujours une histoire de famille et puis les choses finalement peuvent se dire. Personne ne meurt de s’entendre dire ses quatre vérités et on ne tue personne à dire que ça a été terrible. Par contre on peut mourir de s’obliger à garder le silence.

 Comment accompagner des personnes qui ont ces envies suicidaires, qui ont cette envie de mourir cachée au fond des tripes de manière permanente et qui n’ont jamais trouvé d’autre solution pour rester en vie que de faire une crise de boulimie, de boire ou de se faire un shoot ? Imaginez ce que cela veut dire : la seule solution pour rester en vie c’est d’aller vers ce truc, sachant que ça détruit, mais il le faut pour fuir la réalité et survivre. Et la personne se retrouve là, comme dans une poche, à attendre, et attendre quoi ? Que quelqu’un ait bien voulu comprendre un peu ce qui se passe, ce qui ne veut pas dire seulement écouter, mais aussi reconnaître et accepter d’entendre l’insupportable.

 Je remercie du fond du cœur toutes les personnes avec qui j’ai pu travailler. Je les remercie de leur confiance. Si j’ai pu peut-être les aider ce n’est pas grâce à une bonne écoute ou à de l’empathie mais, ayant dû faire le chemin de retour moi-même, parce que je sais profondément, à l’intérieur de moi, que c’est possible. Je crois que la plupart des personnes qui ont travaillé avec moi ont pu s’appuyer sur ma confiance dans la capacité de guérison de l’être envers et contre tout.

 J’ai fait une tentative de suicide et j’ai eu de la chance car j’ai pu rapporter quelque chose de mon coma. Je me suis retrouvée au plafond et j’ai vu mon corps là en bas. Ce « je » là au plafond avait la conscience de l’inutilité, même du ridicule de cet acte, ça n’aurait jamais dû en arriver là. Quand je suis revenue de cet endroit au plafond et que j’ai réintégré mon corps, le premier choc a été de comprendre qu’il y avait deux pôles, d’un côté ce que j’avais perçu comme mon corps mais qui était beaucoup plus, c’était vraiment moi, tout ce que j’avais réellement, mais aussi le lieu des passions m’ayant conduites à cet acte ; et de l’autre un moi-même difficilement appréhendable consciemment mais qui savait ce qui aurait dû être, ce qui était juste, détenant une sagesse sur ma vie et l’intention de ma vie. Je n’avais aucune réflexion spirituelle à l’époque et j’ai donc commencé mes recherches.

 Trois autres prises de conscience sont aussi restées avec moi de ce moment de coma. Ils ont été très importants, comme des messages ou des petites graines qui devaient encore éclore à la manifestation. L’une était que la Vie est sacrée. A l’époque pour moi, c’était du chinois. Je n’avais aucune relation apparemment à la notion de sacré et parmi les objectifs pour lesquels je me battais il ne me paraissait pas utile d’y associer une discipline qui ferait de la Vie quelque chose de sacré. La deuxième prise de conscience me montrait que si j’étais morte à ce moment là « ce » serait encore pire. J’ai eu peur quand même. Mon expérience de vie jusque là me semblait particulièrement douloureuse et je cherchais justement à me dégager de cette souffrance. Je ne croyais pas à la réincarnation ni au fond à la vie après la mort, mais faire face à cette responsabilité m’est donc apparue comme essentielle à partir de ce moment là. La troisième prise de conscience était comme un constat car il semblait que je n’avais encore rien fait de ce que j’étais venue faire. Je ne savais pas que j’étais venue faire quelque chose mais il m’était assez agréable d’imaginer que ma venue sur terre avait un sens. Bien sûr je suis tout de suite partie dans le grandiose avec le sentiment d’avoir une mission…Petit à petit seulement j’ai pu comprendre que j’étais venue pour vivre, faire cette expérience là, grâce à ce corps là, au travers de ce corps là.

 La rencontre avec le corps m’a tout appris, d’abord à lâcher-prise. Beaucoup de patients affirment ne pas avoir peur de la mort et puis tout d’un coup, en travaillant le corps, au moment du lâcher prise, ils sont dans une panique totale à l’endroit même où le moi doit disparaître pour laisser l’énergie vitale se manifester. Alors ce « je n’ai pas peur de la mort » serait comme un déni puisque lâcher prise, oser une perte de contrôle du moi, devient une expérience terrorisante. Le lâcher prise est comme une mort, il sollicite cet endroit là du passage puisque le moi doit consentir à disparaître. Le corps m’a appris, millimètre par millimètre, la grande aventure du lâcher-prise, permettant de laisser émerger une intériorité, d’ouvrir un espace à une dynamique plus profonde du vivant. Il m’a permis d’aller retrouver cet élan vital qui, au-delà de toutes mes fractures, pouvait m’enseigner à renaître, à renaître encore et encore jusqu’à retrouver le goût de la Vie et la liberté d’aimer la vivre. J’ai pu rencontrer à l’intérieur de moi-même une dimension universelle d’amour et de sagesse qui m’ont enseigné ce que je n’avais pas reçu. Nous n’avons pas tous pu par exemple faire l’expérience d’un amour maternel sain et positif. Cette douleur même, cette fracture, nous poussera à chercher ce qui a tant fait défaut et puis à vouloir guérir. Pourtant la quête infinie abandonnée, au moment du lâcher prise nous pouvons revenir vers nous-mêmes et rencontrer les références nécessaires qui nous permettront de nous ouvrir à nouveau à la relation, à la vie, au-delà des blessures. Le corps en se fluidifiant à nouveau retrouve ce qui l’était au départ, retrouve sa capacité de vie, d’amour et d’orgasme et permettra ainsi une réparation qui est bien autre chose finalement que l’acceptation et le raisonnement.

 Par ailleurs il me semble que nous oublions quelque chose de très important, la difficulté du retour après une tentative de suicide.  Si, au final, cet acte posé, cette décompensation, devient une tentative de suicide, s’il y a un retour, il entame néanmoins quelque chose au niveau de la structure psychique et le retour est toujours un processus terriblement difficile. Il me semble important de l’accompagner attentivement au risque de tout laisser s’enkyster dans l’inconscience du déni, ce qui arrive malheureusement très souvent. On pourrait imaginer des structures spécialisées comprenant le danger d’une couverture médicamenteuse excessive. Car offrir un apaisement illusoire et momentané, répondre en offrant des solutions, ne font que jeter un voile sur la profondeur de la crise. Offrir des bras est même souvent inutile, tout au plus un pansement calmant, tant l’écoute doit être subtile pour que puissent advenir les mots qui vont finalement révéler, déterrer, le drame intérieur. En effet, une tentative de suicide est forcément l’expression d’une impasse où l’indicible se mélange à l’angoisse d’une perte fondamentale.

 Pour que quelque chose puisse se résoudre vraiment cet acte doit laisser une trace, une parole, et mettre en mouvement un deuil, puis une évolution. L’écoute peut être d’autant plus difficile que toutes les défenses vont souvent dans le sens d’une « loi du silence » et que les éléments du drame, les émotions qui l’entourent sont souvent de l’ordre de l’insupportable même pour le thérapeute. 

 Au-delà du drame psychologique qui se joue lors d’une tentative de suicide, il y a l’impact psycho spirituel. Le suicide nous questionne, comme en ont témoignés les différents leaders religieux dans ce congrès, à l’endroit de nos convictions spirituelles. Nous sommes finalement tous à la recherche du « paradis » et les méthodes que nous employons pour le découvrir sont à l’image du labyrinthe. Une tentative de suicide, la sienne ou celle de quelqu’un d’autre, nous confronte à nos croyances nous amenant à les annuler ou à les révéler à nous-mêmes car elle pose la question de la mort pour la Vie. Ainsi l’accompagnement du processus de retour est forcément spirituel. De cet acte désespéré, il doit rester une trace, les « mots pour le dire » mais aussi une libération de la Vie. Rien n’est plus important finalement que cette vie à se réapproprier, retrouver les mots, oser les actes au nom de sa vie, au nom de la vie. En effet, même la pire des mères a eu à moment donné le désir de faire vivre son enfant et la seule manière d’honorer cette mère qui au bout du compte nous a donné la vie est d’être à la recherche de notre propre « paradis » au travers de cette Vie qui est la nôtre. Ne serait-ce pas aussi une manière d’honorer au travers de notre histoire personnelle une dimension qui nous dépasse ?

 Michèle :Je veux tout de suite vous remercier, je suis Michelle ….., psychologue, psychothérapeute, et psychanalyste, depuis bientôt 28 ans sur Monaco, et je veux vraiment vous remercier de la richesse de votre intervention, merci.

 Assistance : Moi aussi j’ai beaucoup, beaucoup aimé votre intervention. Vous avez parlé à un moment donné de faire le chemin en arrière et de dire, de dire à ses parents les blessures et les souffrances. Mais que pensez-vous quand on a dit, j’ai dit en effet, et que ce n’est pas entendu du côté des parents ? C’est nié, c’est renié, c’est n’importe quoi. Pour moi la souffrance a été multipliée, ça a été pire et c’est encore pire

 Vous savez, il n’y a pas de miracle. On n’arrive pas à cet acte là, ou à cette souffrance là, ou à cette nécessité de dire ce genre de chose à ses parents s’il n’y a pas déjà un grand déséquilibre. Le plus grand et le plus terrible des apprentissages c’est de réaliser que ça ne va rien changer. Quand j’ai parlé du processus de retour, j’ai mentionné la nécessité d’un deuil et celui auquel on fait face lorsque les mots ne servent à rien est le plus douloureux d’entre tous. Les mots qui ne servent à rien nous forcent à regarder la réalité en face, déjà, qui sont nos parents, car tant qu’il y a du silence il y a aussi toutes les histoires qu’on se raconte, les leurres, la culpabilité, les espoirs éternellement déçus.  En fait ces mots sont pour nous, pour la trace, pour notre vie. Et vous savez, le moment le plus difficile dans une thérapie, comme vous êtes en train de le dire très authentiquement, la plus grande douleur, est de réaliser qu’on va devoir faire le chemin seul. C’est cette infinie solitude, inéluctable, irréversible qui nous prend aux tripes et qu’on refuse, une solitude en plus qu’on vit sans doute depuis toujours, qu’on a cherché à nier en se tordant, se contorsionnant dans tous les sens.

 Le retour d’une tentative de suicide, de cet acte meurtrier, est un moment d’errance et de très grande solitude, parce qu’il nous confronte choix après choix à l’engagement vis à vis de sa Vie. Il serait tellement plus simple finalement de revenir, de se laisser glisser à l’état antérieur. Il y a des batailles qu’il est bon de perdre si cela nous permet de se retrouver soi-même et de conquérir sa propre liberté. Néanmoins il s’agit d’un des deuils les plus difficiles à supporter : arrêter le combat. Peut-être est-ce à cet endroit là que la dimension psycho spirituelle est importante, non à cause des croyances qui nous permettraient d’accepter plus facilement, mais parce que se sentir partie prenante de la dynamique évolutive de l’âme donne un autre sens à sa vie.

 Jean Marc Mantel : je voulais juste dire, c’est vrai que quand on est face à quelqu’un qui est mal entendant, quelqu’un qui a une surdité, on est amené à élever la voix. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais avec un mal-entendant, naturellement la voix est élevée, c’était juste une remarque par rapport aux relations aux parents.

 Jacques Donnars : Alors d’abord un gros merci et puis ensuite peut-être une réflexion à propos des parents en général ou de l’épouse ou de tout ce qu’on veut. En fait, il ne s’agit jamais des parents, il ne s’agit que de la représentation que nous nous en faisons. Merci

 Jean Marc Mantel : Ca, c’est le papa qui a parlé

 Jacques, malgré tout l’énorme respect que j’ai pour toi et le fait que grâce à toi j’ai fait cette expérience en Afrique qui a changé ma vie, j’ai envie de te répondre que ce ne sont pas seulement les représentations mais aussi les parents. Quelques fois dans une famille certaines choses se passent dont on a besoin de parler. Le travail des représentations est important mais elles peuvent aussi avoir bon dos et une parole juste d’une personne à une autre personne peut être nécessaire. Si elle n’entend pas, c’est OK, mais il y a des choses qui ont besoin de se dire et dire n’a jamais été un crime. Le seul crime est d’arriver au suicide. Cette toute la charge émotionnelle qui est très difficile à gérer quand on commence à dire. Quelques fois il faut faire un long travail avant de trouver le moment juste pour soi pour parler. Le moment juste n’est pas un moment émotionnel mais un moment de vérité. « Ca, ça s’est passé et ça m’a fait du mal », c’est tout. Toute la charge émotionnelle du reproche s’inscrit encore dans une dynamique de possession et d’emprise, là certains deuils sont encore à faire. La vérité toute simple qu’il faut exprimer doit être dite d’abord pour l’assumer soi-même, au grand jour en quelque sorte, c’est autre chose que le travail sur les représentations car il s’agit de faits et de choses qui se sont passées et qui ont besoin d’être nommées tout simplement.

 Beaucoup de personnes avec qui je travaille ont subi des abus sexuels ou ont subi de la violence. Mais le pire c’est peut-être quand il n’y a aucun fait concret sur lequel on peut s’appuyer. Il y a des personnes qui vivent dans des familles bien sous tout rapport mais où les réseaux d’emprise sont tout aussi irrémédiablement destructeurs. Un jour ces personnes ont besoin de trouver les mots pour dire et pour expliquer ce qui leur arrivé. Quand une personne arrive réellement à nommer ce qui l’a détruite, sans reproche, elle est libre. Elle peut témoigner alors de tout le chemin parcouru, pour oser voir tout d’abord, et puis pour  conquérir cette distance qui lui permet de dire sans accuser. Peu à peu sans doute, grâce au chemin thérapeutique, aux valeurs spirituelles qu’elle a reconstruite au travers des expériences de la vie, de ses choix, de ce qu’elle a osé, elle peut fonctionner autrement sans la honte et le dégoût d’elle-même. Tout ça c’est bien au-delà des représentations.

 Paolo Moraes : Je pense aussi que c’est très important d’avoir parlé au sujet du retour, et plus particulièrement à l’intérieur d’un processus qui est toujours un jugement, et qu’à l’intérieur de ce processus, le suicide arrive toujours à ce que la personne vive son objectif. A l’intérieur du jugement, le suicidé finit par agir comme un juge, comme une victime et comme un témoin.

Et dans ce retour la sensation de fragilité peut être quelque chose de très important dans l’argumentation de défense ou d’accusation. Dans ce sens je pense que la réflexion au sujet de ce retour est très importante pour nous thérapeutes afin de ne pas collaborer à ce processus de jugement.

Il y a une chanson au Brésil qui dit : « l’année passée je me suis tué, et cette année je ne me tue plus »

 Je vais rebondir sur ce que dit le Docteur Paolo Moraes, pour revenir sur pourquoi le suicide est une crise spirituelle et une possibilité d’évolution. A l’endroit de fragilité, au moment où apparaît très clairement une cassure, un avant, un après, il y a alors la possibilité d’un vide d’identité à intérieur duquel d’autres dimensions de l’être transparaissent. L’accompagnateur devrait alors avoir une écoute laissant un vide suffisant pour qu’une dimension plus authentique de l’élan vital et spirituel se manifeste, et en même temps, une attitude suffisamment validante, ou maternante, de tout ce qui est de l’ordre du renouveau de la vie.  Bien sûr il ne s’agit pas de croyances qui font tenir mais d’une expérience qui permettrait d’ancrer la personne dans des retrouvailles avec le goût de la Vie. Puisqu’il y a eu mort, et c’est peut-être ça dont il est difficile de prendre acte dans la mesure où on est tellement soulagé que la personne soit encore en vie, il nous faut savoir accueillir une renaissance en acceptant le temps de la mort, en restant là à attendre, à écouter, jusqu’à ce que les premiers signes de vie réapparaissent et expriment un nouveau possible.

 Assistance : Je voudrais soutenir votre idée de l’importance des parents ou de ceux qui élèvent des enfants, les jeunes ont beaucoup de besoins et s'ils ne sont pas comblés cela crée de la douleur chez l’enfant. Les neurosciences sont aussi d’accord avec cette idée, ils ont trouvé que s’il y a ou s’il n’y a pas contact en face à face avec l’enfant, ça affecte un petit espace dans le cerveau, derrière les yeux. Et la façon dont ceux qui s’occupent de nous ou nos parents nous traitent a un effet sur de nombreuses zones du cerveau, donc on ne peut pas dire que c’est uniquement la façon dont on voit nos parents, nous faisons l’expérience de la douleur, et ces relations peuvent être très importantes.

 Assistance : Simplement une confirmation par rapport aux enfants, parce que nous travaillons avec des enfants. C’est vrai que l’enfant a besoin de sécurité, a besoin d’amour, d’écoute, et par rapport à ça, lorsqu’on travaille avec l’enfant, forcément, on se rapproche des parents, et on s‘aperçoit que, d’après notre expérience, si on arrive à rectifier l’analyse des parent,s on arrive à remédier à la problématique des enfants, même au départ. Et on peut dire que des parents le font inconsciemment, s’appuyant sur des données ou une éducation ancienne, et qu’ils reproduisent, et du coup ils n’arrivent pas à percevoir ou à comprendre leur enfant, et du coup ça crée un conflit grave. Ca c’est pour rester dans une approche je dirais involontaire, après il y a les actes qui sont volontaires, qui ne sont pas inconscients, provoqués par les parents. Le Père Buby hier parlait des protestants qui sont allés au Brésil et qui ont voulu inculquer leur manière de voir, imposer une certaine religion, si on revient simplement chez nous en France, il y a des parents qui font la même chose et qui inculquent des manières qui sont très douloureuses. Moi je me souviens d’avoir été enfermée dans un placard pendant deux jours, et il est très difficile après de se dire que c’est une mauvaise analyse de ma part ! Parce qu’après il en a découlé pas mal de choses assez difficiles. Merci Barbara.

 Je crois que c’est très important pour une personne d’arriver à nommer la violence. Quand on commence une thérapie, on n’a pas toujours conscience de ce qui a été violent. On ne peut l’accepter, on le nie tout en le portant à intérieur de soi, on a souvent refoulé les souvenirs ou en tous cas les émotions qui y sont attachées, et, ce qui est plus grave, on a perdu les références qui nous permettraient de dire ce qu’est cette violence.  Quand un enfant a subi ce que tu as subi, de la part d’une personne servant de référence, comment peut-il dire ce qui est violent ou non ? Si le monde peut changer ce sera grâce à l’évolution de la Conscience, à l’intégration d’autres références qui nous permettront d’appréhender les choses et diriger nos actes différemment.  Si on ne peut pas percevoir la violence, percevoir la gravité destructrice de tel ou tel acte, nous n’avons pas encore atteint la conscience qui nous permettrait de le considérer comme tel. Cela veut dire qu’on porte cette même violence en soi et qu’on est capable de la perpétuer même avec les meilleures intentions.

 Assistance : Je voudrais vous remercier, déjà. Hier, dans mon intervention, dans le registre religieux, je disais que lorsque je rencontrais l’autre dans l’extériorité j’entendais les mêmes mots mais pas la même musique, quand je rencontrais l’autre dans l’intériorité j’entendais la même musique dans des mots différents, ici je viens d’entendre les mêmes mots avec la même musique. C’est peut–être l’idée de la voix non duelle d’ailleurs qui est bien développée dans cette association. Je voudrais repérer simplement, il a eu tellement de mots qui sont dans la même musique que je ne vais pas tous les prendre, mais j’en prends quelques uns, vous avez dit une chose qui était magnifique, vous avez dit : « ce corps, le lieu des passions, ce retour au corps, le lieu des passions ».

 Hier je disais « cherche la paix en ton lieu », en ton lieu, bien sûr c’est le lieu où je vis, c’est à dire dans mon corps et dans l’espace qui m’est donné. Mais il y a aussi Dieu qui s’appelle le lieu, de temps en temps on l’appelle Dieu, le Macum, le lieu, cherche la paix en ton lieu. Parfois on a envie de changer de lieu, je sens que ce lieu ne correspond pas à mon expérience, j’ai envie de changer de lieu et on peut penser qu’en quittant ce lieu je vais trouver un meilleur ailleurs, peut être Dieu lui-même. La phrase dit : « lorsque tu te perds, lorsque tu ne sais plus ou tu en es, reviens en ton lieu », reviens en ton lieu d’expérience, reviens en ton corps, reviens où tu es. Et pourquoi revenir où je suis puisque moi je veux rencontrer le lieu qu’on appelle Dieu ? Et bien peut être que le lieu qu’on appelle Dieu, c’est l’endroit où je suis, et quand je suis dans mon lieu, c’est dans mon corps, c’est peut-être là que je peux aussi trouver le Lieu avec un grand L, qui est Dieu lui-même.

 Assistance : Barbara, d’abord comme femme je voudrais te remercier, parce que j’ai vraiment été touchée au plus profond de mon cœur, et demain moi-même je témoignerai, ayant perdu mon fils, et j’imagine que j’ai reçu peut être maintenant la force, peut-être de mettre des mots alors que je suis mère. Je te remercie.

C’est tout un voyage pour tout le monde

 Assistance : J’ai été très très touché par ton discours Barbara, et je me suis vraiment reconnu là dedans, par rapport aux parents. Notamment quand tu parles d’une violence qui n’est pas forcément manifestée par une violence sexuelle ou quoi que ce soit d’autre. Et la question qui me brûle les lèvres c’est « comment arriver à identifier, à reconnaître une violence qui n’est pas forcément, qui flashe pas aux yeux ? » Parce que de mon ressenti, je crois que ce qui peut pousser au suicide, c’est une colère tellement énorme, tellement énorme envers soi-même, qui grandit jour après jour et qui finalement à un moment va être plus puissante que l’être en lui-même et qui va pousser à un acte qui n’est pas forcément contre la vie. Je ne parle pas d’un vécu mais c’est mon ressenti en tout cas, donc ma question c’est ça : « que faire pour sortir d’une violence qui colle à la peau, quand moi je ne sais pas d’où elle vient ? »

 La seule chose que j’ai envie de te dire là c’est que ce qu’on ressent a de la valeur. On ne doit jamais le remettre en doute. Ce qu’on ressent est un guide, un guide pour aller plus profond parce que derrière toute émotion se cache une vérité sur soi-même tant au niveau psychologique que spirituel. La souffrance finalement est là pour nous dire « vas-y, retourne à cet endroit-là, va chercher ta vérité et après, en tant qu’être humain, sur tes deux pieds, fais quelque chose avec ça », ce n’est pas forcément facile, nous sommes confrontés perpétuellement à la nécessité du deuil. Mais quand on ressent quelque chose, ce n’est pas parce qu’on a la tête à l’envers mais parce qu’on est vivant.